un récit

 

TC 25 MARS 2010 >>>>>>>>>>>> GUILLEBAUD Jean Claude

 

UN RÉCIT SUBVERSIF

 

La chose est avérée : l'Église catholique perd continûment de son influence en France. Les raideurs dogmatiques du Vatican, la complaisance de Benoît XVI pour les franges les plus traditionalistes du catholicisme ont eu des effets plus négatifs dans notre pays qu'ailleurs en Europe. À cela s'ajoutent les scandales liés à la pédophilie de certains prêtres et dont l'effet s'annonce désastreux.

Pourtant, on aurait tort de confondre la situation du catholicisme institutionnel en France avec la situation présente du christianisme, notamment au-delà des frontières de l'Europe. Cette situation est paradoxale puisque dans de nombreux pays le christianisme - toutes obédiences confondues – connaît un spectaculaire regain de vitalité. C'est le cas en Afrique, en Amérique latine et en Asie, mais aussi dans la Russie post-communiste où des centaines de monastères ont été construits ou remis en service. La situation de l'Europe - et plus précisément de la France - ne doit pas nous induire en erreur. À l'échelle du christianisme planétaire, c'est une spécificité provinciale, locale même. Presque partout ailleurs, il en va autrement.

Même en France d'ailleurs, le déclin accéléré de l'institution et sa perte d'influence normative coïncident avec un intérêt plus marqué qu'avant-hier pour les textes chrétiens fondateurs, notamment le message évangélique. Si la catéchèse est mal en point, l'intérêt pour le « message » demeure très vif. En témoigne le nombre de dossiers, de commentaires, de films qui en font un perpétuel objet de questionnement. Tout se passe comme si, intuitivement, la société occidentale savait qu'elle a partie liée à cette tradition et que la modernité reste, indissolublement, un phénomène postchrétien.

Il est vrai que cette filiation est difficilement contestable. Le texte évangélique a bel et bien fendu en deux l'histoire du monde. Je veux dire par là que le message évangélique contient un ferment de subversion qui chemine depuis deux mille ans dans nos sociétés. Il n'est pas une simple répétition, une reformulation à peine changée, de certains préceptes venus du Talmud, du code babylonien ou d'ailleurs. Le christianisme n'est pas une religion « de plus », qui s'ajoute aux autres, sans rien apporter de neuf.

[En effet] Dans les religions anciennes comme dans la mythologie grecque, le récit du sacrifice exprimait toujours le point de vue des sacrificateurs. Or, avec le christianisme, ce discours des accusateurs est subitement retourné. C'est une parole incroyable, une « révélation ». Or cette déconstruction n'a cessé de cheminer à travers les siècles et elle chemine encore aujourd'hui, fut-ce de manière souterraine. Que nous soyons « croyants » ou non, cela ne change rien à l'affaire. Notre souci des victimes - cette préoccupation très récente dans l'histoire du monde - s'enracine dans le biblique.

Cela ne veut pas dire que l'Église et les chrétiens y soient toujours fidèles, ni que les peuples évangélisés en tiennent toujours compte. La persécution et la violence n'ont pas disparu de la surface de la terre. Même dans la chrétienté qui a été, à son tour, persécutrice (les croisades, l'inquisition, etc.) Sauf que maintenant, pour opprimer un peuple ou persécuter les innocents, il faut singer le point de vue de la victime. Historiquement, cette subversion n'a pas été toujours mise en œuvre par l'Église officielle. Les institutions catholiques ont même souvent trahi la parole évangélique, en se ralliant au temporel et aux puissances. Le message lui-même a d'ailleurs mis du temps à être interprété, et cette interprétation continue aujourd'hui. Les chrétiens sont assignés à la relecture infinie, à la reformulation inlassable du message dont ils sont porteurs. En ce sens, le message chrétien est bien plus vivant aujourd'hui -et agissant - qu'on ne l'imagine.

La crise de l'institution catholique en France, le dépeuplement des séminaires et des monastères ne signifient donc pas - mais pas du tout - que le christianisme lui-même soit moribond dans notre pays. À en juger par le nombre de chrétiens engagés dans la Cité, notamment par truchement du monde associatif, on jurerait plutôt du contraire. D'un certain point de vue, on peut prendre au pied de la lettre cette remarque articulée, la veille de son assassinat (le 9 septembre 1990) par le prêtre orthodoxe russe Alexandre Men : « L'histoire du christianisme ne fait que commencer. »