Extraits du discours

22/05/2009 14:02

 

EXTRAITS DU DISCOURS D’ACCUEIL DE MGR DAGENS A L’ACADEMIE FRANCAISE – JEUDI 14 MAI 2009 – PAR FLORENCE DELAY

 

La vie d’un apôtre ? Tous les jours, même la nuit tombée, célébrer, conforter, rassurer, accueillir, écouter, conseiller, pardonner. Dans le courrier considérable qui vous est adressé, en particulier de jeunes gens, vous ne voyez plus les fautes d’orthographe. Un garçon vous confie : « Le plus grand bonheur ce n’est pas de se souvenir, c’est d’oublier. » La vie pastorale c’est suivre aussi bien chacun de ses paroissiens que les autres, guider le troupeau entier à la rentrée, pendant les vacances, les retraites, catéchiser surtout. Célébrer le temps ordinaire et le temps extraordinaire, Noël à Noël, Pâques à Pâques et renouveler sans cesse les homélies du dimanche au cours des années liturgiques A B C qui reviennent. Sans oublier les tâches propres à l’épiscopat – de la commission doctrinale à la commission diocésaine des bâtiments du culte, réunions, rapports, prises de positions publiques – toutes ces tâches temporelles auxquelles doit faire face le « veilleur » (speculator).« Veilleurs de Dieu », telle est la définition des évêques selon Grégoire le Grand. Vous la reprenez à votre compte.

 

Un jour, en vous lisant, j’ai eu la réponse à une question que je me posais depuis longtemps à propos de la répétition : comment ne pas être las de recommencer sans cesse à enseigner ou à commenter les mêmes choses ? Vous y répondez par le truchement de Saint Augustin, en citant ce magnifique passage d’un petit traité destiné à la catéchèse des ignorants :

« Si nous sommes lassés d’avoir à répéter constamment des banalités faites pour des petits enfants, adaptons-nous à ceux-ci avec un amour fraternel, paternel, et maternel ; et, quand nous serons en union avec leur cœur, cela nous paraîtra neuf à nous-mêmes (…) N’est-ce pas ce qui arrive d’ordinaire lorsque nous faisons visiter à des gens qui ne les avaient auparavant jamais vus, des sites grandioses et beaux, soit en ville, soit à la campagne, devant lesquels nous passions désormais sans agrément aucun à force de les voir ? Notre plaisir ne se renouvelle-t-il pas dans le plaisir qu’ils tirent, eux, de cette nouveauté ? Et cela d’autant plus qu’ils sont davantage nos amis, car plus ce lien d’amour nous identifie à eux, plus aussi redevient neuf à nos yeux ce qui avait vieilli.»

(…)

Thérèse de Lisieux, elle, incarne la combativité. Que la patronne des missionnaires n’ait jamais quitté sa Normandie (sauf pour un pèlerinage à Rome) vous paraît un message. Son désir d’aimer traversait l’espace. Elle était sûre que Dieu exaucerait ses « désirs infinis ». Avant la publication de son Histoire d’une âme, l’adjectif « infini » fût rayé par un théologien, vous vous faites un plaisir de le rappeler. « Dieu n’est pas du côté de l’enfermement de nos désirs », insistez-vous. Dans les derniers mois si douloureux de sa courte vie, Thérèse fut éclairée par les prophéties d’Isaïe sur le Serviteur souffrant, qui annonce Jésus. Elle fit avec eux l’expérience des ténèbres qui précèdent la mort, cette mort que notre temps ne veut plus considérer et que vous accompagnez si souvent. Vous n’hésitez pas à rapprocher Thérèse d’une autre femme que vous admirez: Madeleine Delbrêl, assistante sociale à Ivry, milieu athée, dont vous citez souvent l’ouvrage : « Villes marxistes, terres de mission ». Elle trouva chez la jeune carmélite un encouragement à vivre son propre combat spirituel, combat, selon Rimbaud, plus terrible que la bataille d’hommes. L’esprit de Madeleine Delbrêl est celui de la Mission de France, des prêtres-ouvriers entre autres. Quoi d’étonnant à ce qu’un prêtre de la Mission de France soit votre plus proche ami ?

 

Quant à la proposition, nous en avons déjà parlé, c’est le sujet de la lettre que vous aviez écrite, co-signée par les évêques de France et qui fut traduite en six langues. Proposer la foi, soit la présenter, la soumettre sans arrogance, venait en droite ligne de l’homélie de Jean XXIII pour l’ouverture du Concile Vatican II, dans la société actuelle, portait votre sceau. Coup d’éclat que d’avancer la redoutable épithète, vu les sondages, coup d’éclat sans éclat, ce n’était pas un coup du tout : c’était une réflexion, relevant du « réalisme chrétien » que vous prônez contre tous les irréalismes. C’était aborder franchement une situation critique. « Nous refusons toute nostalgie pour des époques passées où le principe d’autorité semblait s’imposer de façon indiscutable. Nous ne rêvons pas d’un impossible retour à ce que l’on appelait la chrétienté. » Evacué, donc, le regret lancinant des vieux milieux catholiques, le même qu’évoquait déjà Marrou à la mort d’Emmanuel Mounier, regret « de ne pas avoir plutôt vécu sous saint Louis, ou à défaut sous Louis XIV, à la rigueur Charles X, voire Mac Mahon.» Quel oxygène! Enfin renversée la fable de la Fontaine : c’est le pot de terre désormais qui propose au pot de fer un voyage.
(…)

« Souffrir pour et par l’Église ». L’article important que vous avez récemment publié dans le journal « La Croix » reprend le titre d’un chapitre de votre Méditation sur l’Eglise, écho de celle du père de Lubac. Vous partez de ses propres épreuves pour aborder les vôtres et celles du clergé d’aujourd’hui, aux prises avec une société, dans l’ensemble, assez découragée. Une de vos premières directives est de ne pas se laisser gagner par l’inertie, la torpeur.

(…)

Personnellement c’est la joie qui m’a rapprochée du christianisme après que je l’avais abandonné. La tristesse est mon ennemie personnelle, en littérature comme en religion. Et quand ma petite-nièce refusa d’aller au catéchisme sous prétexte, disait-elle, que ça la rendait triste, j’en fus aussi désolée que vous lorsque vous entendez une petite fille refuser la catéchèse en disant : « c’est du passé ». Passé, non, triste, non plus. Depuis qu’elle n’est plus celle des martyrs, l’Église ne récolte que de mauvais fruits quand elle met en avant la souffrance et le dolorisme. La souffrance est une mauvaise rencontre. Mieux vaut parler voyage et promesse.

(...)

« Visibilité de l’Eglise »…        Vous abordez cette grande question en faisant vôtres les réflexions de Marcel Gauchet dans Un monde désenchanté ? Vous plaidez pour que dans nos sociétés « sorties » de la religion, l’Etat permette aux institutions religieuses de participer aux délibérations collectives. Participent déjà à la vie de la société toute entière le Secours Catholique, par exemple, et l’Enseignement catholique, associé sous contrat à l’Éducation nationale. Le civisme chrétien prôné par Marcel Gauchet convient à l’évêque républicain que vous êtes. Sa définition : « Une vision de l’ensemble social conforme aux valeurs religieuses, mais respectueux, simultanément, du caractère non religieux de cet ensemble.»

 

Il y a tout juste cent ans, Charles Péguy écrivait : « Le monde moderne a parfaitement réussi à se passer du christianisme, ce n’est plus un mystère aujourd’hui, ce n’est un secret pour personne.» Dans un monde qui se passe si bien de Dieu, il ne doit pas être commode parfois de répondre aux questions. Savons-nous assez entendre, demandez-vous, les questions qui touchent à la grammaire élémentaire de l’existence humaine : pourquoi vivre ? pourquoi ne pas se donner la mort ? comment se réconcilier avec soi-même et guérir des blessures inscrites depuis longtemps dans sa mémoire ? « Peut-on se pardonner à soi-même ?» demandait le Père Pezeril. La réponse est non. On ne peut qu’être pardonné. C’est là que s’arrêtent psychothérapie et psychanalyse. Une des grandeurs du christianisme est de toujours pardonner.

 

Tout en haut de votre cathédrale d’Angoulême, un long Christ roman, en pleine ascension, est couronné par les éclairs du Jugement dernier ou de l’Apocalypse. Un grand vent semble souffler sur cette façade de pierre agitée par un mouvement d’anges et d’apôtres qui regardent monter le Christ. Autour du lui, les quatre évangélistes, inspirés par les quatre Vivants de la prophétie d’Ezéchiel. Entre eux, dit Ézéchiel, un feu qui va et vient, un feu d’où jaillit la foudre, et leur course en zigzag est celle de l’éclair. Les éclairs de l’Ancienne Alliance font rayonner à l’horizontale le Seigneur vertical de la Nouvelle Alliance. Vision splendide.

 

J’ai passé une journée dans votre ville, en votre absence, mais guidée par un prêtre de votre diocèse qui exerce son ministère à Jarnac, responsable par ailleurs de « trente clochers ». Je lui ai fait répéter ce chiffre, lui le trouvait naturel. Il m’a directement menée de la gare à la cathédrale. J’ai vu aussi le linteau dit de la Chanson de Roland, où l’évêque Turpin mène l’attaque contre les Sarrasins, et que vous jugez bien belliqueux pour figurer en pareil lieu !

 

Avec quelques-uns de vos proches, nous avons déjeuné dans la demeure qui jouxte la Maison diocésaine. Devant : un jardin désordonné plein de grâce où les fleurs du printemps, pensées, arômes, iris, myosotis, renoncules, cœurs de Marie, se mêlaient aux fraises et aux tomates. C’est le jardin dit de sœur Hélène. Que ne suis-je aussi bonne jardinière et cuisinière! Au cours du repas qui fut très gai j’appris, entre autres, qu’à l’étranger, dans les pays lointains, on vous présentait comme évêque de Cognac, fameuse eau-de-vie, plutôt que d’Angoulême…

 

Je ne connaissais la ville de Lucien de Rubempré que par la description qu’en fait Balzac dans Illusions perdues. Le Balzac qu’honore Angoulême n’est pas celui qu’à notre grand regret nous n’avons pas accueilli, c’est un autre, Jean-Louis Guez de Balzac, surnommé «l’ermite de Charente». Le correspondant de Descartes fut du premier groupe des fondateurs de notre compagnie, mais il est plus célèbre en sa ville pour s’être penché sur la détresse des pauvres et leur avoir laissé sa fortune que pour avoir rénové la langue française.

 

J’évoquerai pour conclure la force des écrits chrétiens en temps de détresse qui ont aidé bien des étrangers à cette religion. J’en prendrai pour exemple deux grands poètes de notre temps : un Argentin et un Palestinien. Juan Gelman ne revit jamais sa fille, enlevée par les « escadrons de la mort ». Cette jeune femme compte parmi les si nombreux « disparus » d’une terrible dictature. Quand Juan Gelman reçut l’an passé le plus grand prix littéraire espagnol, le prix Cervantès, il déclara dans son discours de remerciement : « Sainte Thérèse et Saint Jean de la Croix ont eu pour moi une signification très particulière pendant l’exil auquel me condamna la dictature militaire argentine. Les lire alors d’un autre lieu m’a réuni avec ce que j’éprouvais moi-même, à savoir la présence absente de l’aimé. » Quant à Mahmoud Darwich, disparu l’an dernier, dont le seul véritable ennemi était la haine, il se disait touché par « le discours d’amour et de clémence » de celui qu’il appelait « le Palestinien ».

 

Nous sommes heureux d’accueillir avec vous, père, Monseigneur, un homme de paix.

 

 

J’ai effectivement accueilli et guidé, Florence Delay, membre de l’Académie française, à Angoulême une journée entière, ville qu’elle ne connaissait pas. Au-delà les visites, de la cathédrale au tombeau de Guez-de-Balzac, en passant par la maison diocésaine ou le tour des remparts, nous avons surtout évoqué les différents thèmes, nombreux, qui parsèment son discours d’une heure, sous la coupole : le lien foi et charité, la place des femmes dans l’Eglise, les difficultés d’une vocation religieuse, l’apparente « routine » des célébrations religieuses et du ministère de prêtre, les enjeux du pontificat actuel… Et bien sûr l’itinéraire de notre évêque, ses points d’attentions tant littéraires que pastoraux… De cela résulte un discours qui peut être lu à plusieurs niveaux, ou entre les lignes…

Mgr Dagens, lui, fit l’éloge de René Raymond, historien, politologue et chrétien engagé, son prédécesseur au siège numéro un de l’Académie.                                        Fr. Laurent Maurin